Juger - Geoffroy DE LAGASNERIE.

ELISA Roneo

Neutralité

 

Lorsqu'on prend pour objet une institution comme la justice, un ensemble de notions, de problèmes, d'images surgissent, nous envahissent et nous entourent, qui prescrivent très largement la forme des investigations possibles. La culture est un espace sédimenté de representations où se constituent notre regard et notre vision. Des langages s'emparent de nous, s'imposent à nous, qui prédéterminent jusqu'aux modalités à partir desquelles s'élaborent les perspectives qui se présentent comme critiques - ne serait-ce que pour qu'elles se signifient comme critiques.

 

Dans nos imaginaires comme dans la réflexion politique ou théorique, la question de la justice n'est pas seulement associée aux problèmes du jugement, de la responsabilité ou de l'imputation des actes. Elle est aussi fortement liée à la problématique de l’impartialité ou de l'imputation des actes. Elle est aussi fortement liée à la problématique de l'impartialité et de l'indépendance, à l'aspiration à quelque chose qui s'inscrirait dans l'horizon de la neutralité, de l'universalité, de l'objectivité - en un mot, de juste. L'idée de droit envoie à l'édification d'un ordre dont la vocation est d’être équitable, c'est à dire transcendant, par rapport au champ social et irréductible à lui. La forme tribunal se fonde sur l'ambition d'appliquer la loi avec neutralité et objectivité, de régler avec rationalité les conflits qui, sans elle, se dérouleraient de manière arbitraire, de loyale, inégalitaire, en fonction des rapports de forces, de domination, des intérêts particuliers.

 

Dans esquisse d'une phénoménologie du droit, Alexandre KOJEVE insiste sur le fait que le concept de droit suppose qu'une instance s'institue comme jouant le role d'un tiers par rapport aux parties en lutte et par rapport au champ du pouvoir. La notion de loi, d'ordre juridique, n'a de sens et de vitalité qu si elle renvoie à un dispositif dont la fonction est de stopper les guerres et les conflits particuliers et de les arbitrer. Le système judiciaire apparaît comme une instance extérieure, spécifique, non impliquée dans le spheres sociales privées et jouant par rapport à elles le role d'arbitre.

 

On ne peut pas comprendre le dispositif moderne du droit ni la scene judiciaire sans faire reference à cette prétention à l'impartialité. Dans un dialogue sur la justice, Michel FOUCAULT souligne ainsi que l'idéologie de la neutralité transparaît dedans et explique la disposition spatiale de la forme tribunal (Foucault ne croit pas à la réalité de cette prétention, mais il precise néanmoins que c'est elle qui permet de comprendre la forme et l'organisation du tribunal). Comment, en effet, les salles d'audience sont-elles agencées? " Une table, derriere cette table qui les met à distance des deux plaideurs, des tiers qui les juges". Cette position entend d'abord imposer l'idée que les juges sont "neutres" par rapport aux plaideurs ; deuxièmement, elle " implique que leur jugement n'est pas déterminé par avance, qu'il va s'établir après enquête par l'audition des deux parties, en fonction d'une certaine norme de vérité et d'un certain nombre d'idées sur le juste et l'injuste, et, troisièmement, que leur decision aura force d'autorité".

 

L'idée d'un pouvoir qui suspend les forces en présence et utilise des catégories ou des normes du "juste" et du "vrai" universellement partagées, donc ni particulières ni arbitraires, fonde le système penal moderne. Cette representation est si puissante qu'elle s'inscrit meme dans la géographie sociale et la topographie urbaine. La centralité et la supériorité qu'entend incarner l'espace judiciaire se manifestent dans la manière dont, jusqu'à la période la plus récente, en France par exemple, les palais de justice ont été édifiés et dessinés. L'espace judiciaire se pense comme un "centre qui ordonne l'espace profane", écrit l'historien Frederic CHAUSSAUD dans son ouvrage sur la cour d'assises. En sorte que les palais de justice sont " dans la ville des espaces séparés, souvent entourés d'une grille et construit en hauteur". De surcroît,  " jamais la porte d'un palais de justice ne se trouve au meme niveau que la rue"

Category
Justice, Roneo
Tags
Ecole Normale Supérieure