CCMC Le populisme existe t'il ? - Philippe RAYAUD.

ELISA Roneo

Assas Alumni

 Dans les débats contemporains, la notion de populisme a un sens essentiellement polémique qui permet de disqualifier divers courants politiques en les rapprochant de l’extrême droite. Une analyse historique montre que si le « populisme » a des racines très diverses, qui ne se situent pas toujours à droite, il présente aussi des traits durables qui en font une réponse, à la fois significative et défectueuse, à des difficultés et à des tensions permanentes de la démocratie moderne. Ces tensions se sont accentuées depuis une vingtaine d’années, avec l’affaiblissement des mécanismes d’intégration qui s’étaient développés après la Seconde Guerre mondiale et font du populisme le miroir inversé de la démocratie d’opinion.

 

Cela fait déjà quelques dizaines d’années que le terme de « populisme » est entré dans le vocabulaire politique courant, avec en général des connotations négatives. Qualifier un homme politique ou un courant de « populiste » revient en fait à le disqualifier en le situant en dehors de la politique respectable et en faisant peser sur lui un double soupçon de démagogie et d’autoritarisme : le « populiste » serait celui qui, au nom d’une prétendue homogénéité du peuple, s’appuie sur le ressentiment populaire contre les « élites » et/ou contre les étrangers réels ou supposés pour promouvoir par des moyens autoritaires une politique d’exclusion.
Inversement, selon un mécanisme bien connu d’inversion du stigmate, le « populiste » réel ou supposé peut lui-même être amené à revendiquer hautement son « populisme » en dénonçant dans ses critiques des porte paroles des « élites » dont l’hostilité affichée au populisme dissimulerait seulement leur antipathie profonde pour le « peuple ».
En fait, dans les débats contemporains, la notion de populisme a un sens essentiellement polémique. Elle est la plupart du temps un euphémisme pour désigner l’« extrême droite », ou pour y rattacher des courants politiques apparemment étrangers à celle-ci.

 

Le « populisme » renvoie d’abord aujourd’hui à des hommes politiques comme Jörg Haider (décédé en 2008) et son successeur Heinz-Christian Strache en Autriche, Jean-Marie Le Pen et sa fille Marine en France, Christophe Blocher en Suisse, Pim Fortuyn (décédé en 2002) et Geert Wilders aux Pays-Bas, ou à des partis comme le Vlaams Belang (ex Vlaams Block) flamand ou comme la Ligue lombarde. Mais l’accusation peut être étendue à des hommes politiques de la gauche radicale comme Jean-Luc Mélenchon en France ou des politiciens antisystème mais à l’identité politique flottante comme Beppe Grillo en Italie.

 

La question qui se pose ici est de savoir si, au-delà de ses usages immédiatement politiques, la notion de populisme peut avoir un contenu conceptuel assez rigoureux ou riche pour avoir un véritable pouvoir heuristique. Pour répondre à cette question, nous partirons d’un bref rappel de la généalogie du concept de populisme, pour examiner ensuite quelques unes de ses formes actuelles avant de proposer quelques thèses générales sur la relation complexe que le « populisme » entretient avec la démocratie moderne.

 

Généalogie du populisme

 

Rappelons d’abord que, avant de devenir un concept polémique et à la limite insultant dirigé contre certains courants de la droite, le terme « populisme » a des origines qui ne sont nullement déshonorantes et dont une partie non négligeable se situe plutôt du côté de la gauche démocratique et égalitaire.

 

Dans la littérature d’avant-guerre, le « roman populiste » lancé par André Thérive et Léon Lemonnier et dont le représentant le plus célèbre reste Eugène Dabit est fondé sur projet « démocratique » d’une littérature qui s’intéresserait aux classes populaires et qui privilégierait la description du quotidien plus que l’investigation sociologique. Dans son acception politique, le populisme originel n’est pas toujours « réactionnaire », comme on peut le voir à partir de l’exemple des trois « populismes fondateurs » qui se développent à partir de la fin du xixe siècle.

 

En Russie

 

Le premier courant « populiste », bien oublié aujourd’hui, est celui du narodnichestvo russe, qui renvoie aux premières générations révolutionnaires des années 1860. Ce mouvement cherche une voie nouvelle vers la transformation sociale, qui se veut sans doute différente de celle qu’a suivie l’Occident, mais dont le fonds commun est constitué par une mentalité tout à la fois démophile et démocrate, qui fait de la rencontre entre l’intelligentsia et le « peuple » la condition nécessaire et suffisante de la régénération de la Russie.

 

Il s’agit d’un mouvement évidemment disparate dans lequel l’espoir placé dans le développement autonome des communautés villageoises égalitaires s’appuie aussi sur l’idée que l’État social nouveau aura besoin d’être « coiffé par un gouvernement central de style autoritaire qui ne correspondait à leur idéal que dans la mesure où il aurait été très étranger au standard européen ». L’échec flagrant de la « croisade vers le peuple », au cours de laquelle ils essayèrent vainement de se lier à la paysannerie, entraîna finalement la scission de l’organisation populiste russe Terre et Liberté entre une aile violente et terroriste et une aile plus pacifique.

 

La principale postérité du mouvement se trouve dans le parti démocratique et socialiste des Socialistes révolutionnaires (SR) qui participa activement à la Révolution russe, et dont une fraction accepta le coup d’État d’Octobre avant d’être écrasée par Lénine en 1918. Les SR étaient des démocrates qui ne croyaient ni à la dictature de l’avant-garde ni à la révolution par le haut. Ils étaient étrangers au nationalisme « grand russien » et favorables à l’indépendance de la Pologne. Leur fin tragique montre que, pour finir, le populisme russe pouvait déboucher, au-delà de ses ambiguïtés antérieures, sur une politique démocratique.

 

Aux États-Unis

 

Le populisme américain repose lui aussi sur des bases « agrariennes » ou paysannes. Il est néanmoins d’emblée fondé sur un credo résolument « occidental » et démocratique, qui écarte toute dérive « terroriste ». S’il critique certaines dérives oligarchiques du gouvernement représentatif, il accepte sans réserve la logique électorale et reste fondamentalement étranger à toute idée d’une avant-garde révolutionnaire qui guiderait le peuple au nom d’une sagesse supérieure. Le People’s Party, né en 1892 à Saint Louis, est un mouvement essentiellement agrarien issu d’une révolte de Farmers du Sud, du Kansas et du Nebraska contre la baisse des prix agricoles et contre les taux de crédit trop élevés. Son idéologie reprend des thèmes politiques issus de la tradition d’inspiration jeffersonienne, qui veut que les petits propriétaires constituent la base d’une démocratie vivante, dans laquelle les représentants, loin d’être
une aristocratie, doivent rechercher le soutien et la participation du peuple.

 

Chez les populistes, cette idéologie est toutefois mise au service d’une politique économique interventionniste et protectionniste très éloignée de celle du grand Virginien Thomas Jefferson, dont l’« agrarisme » s’appuyait sur la pensée des physiocrates et allait de pair avec l’acceptation du libre-échange. Le populisme est un mouvement porté par des paysans endettés, assez favorables à l’inflation tout en étant hostiles aux élites commerciales et industrielles des villes.

 

Il est en quelque sorte une revanche des vaincus de 1787, tels que les perçoivent les historiens « progressistes » de la même époque, qui voient dans la Constitution américaine une sorte de « Thermidor » qui aurait mis fin au radicalisme de la Révolution de 1776 3. Mais s’ils critiquent l’évolution oligarchique des États Unis, ils ne s’inscrivent pas moins dans leur tradition démocratique. Ils sont résolument légalistes et, s’ils font confiance au « verdict des urnes », c’est dans un « esprit qui demeure plus pluraliste que plébiscitaire ».

 

Ce qu’ils ont de « réactionnaire » – le racisme tranquille allant jusqu’à la défense de la ségrégation, l’hostilité à l’immigration non européenne, le zèle religieux « puritain » – est en fait largement répandu, sinon dominant, dans la société américaine d’alors, et ne les empêche pas de donner de la culture politique de leur temps une interprétation dans l’ensemble favorable aux progrès de l’égalité et de la liberté. Ils sont, par exemple, très confiants dans les capacités et dans le jugement politique des femmes – dont, il est vrai, beaucoup sont pieuses, puritaines et favorables à la prohibition de l’alcool.

 

Rétrospectivement, le People’s Party apparaît donc comme un mouvement somme toute démocratique, dont certains aspects se retrouveront dans le New Deal, même si la réussite de celui-ci passe par la centralisation fédérale et par l’alliance de couches populaires avec les élites de la côte Est. Au-delà du People’s Party, la sensibilité populiste déborde sur le Parti démocrate, avec William Jennings Bryan, porté à l’investiture démocrate à la présidence des États-Unis après son retentissant discours à la Convention de 1896 – « Vous ne crucifierez pas l’humanité sur une croix d’or. »
On s’explique ainsi que, dans le langage politique américain, le terme « populiste » ait eu à gauche, et conserve encore, des connotations plutôt positives. Comme le dit, par exemple, le Webster Dictionary de 1999, un « populiste » désigne à la fois « une personne qui croit aux droits, à la sagesse et aux vertus du peuple », « un membre d’un parti politique qui déclare représenter le peuple » et « un membre d’un parti politique américain créé en 1891 à l’origine pour défendre les intérêts agrariens, la libre frappe de la monnaie en argent [dans le cadre du bimétallisme en vigueur] et le contrôle gouvernemental des monopoles ».

 

En France

 

Le troisième « populisme fondateur », le boulangisme français, est très différent des deux précédents, et sans doute plus proche du sens contemporain (européen) du terme – c’est d’ailleurs pour cela qu’il a une image beaucoup plus négative que ses équivalents russe et américain. Le boulangisme est un mouvement principalement urbain, dont les bases populaires sont petites-bourgeoises et ouvrières plus que paysannes et dont le programme politique est à la fois essentiellement nationaliste et plus plébiscitaire que démocratique. Il est d’une certaine manière l’héritier des Bonaparte par sa combinaison entre l’appel à l’État fort, la méfiance à l’égard de la représentation et des médiations, et la fidélité à l’héritage social de la Révolution française. Anticipant sur les populismes ultérieurs, il s’incarne dans
la figure d’un leader populaire – le général Georges Boulanger (1837-1891) – supposé représenter la volonté du peuple en court-circuitant les élites, même si, dans son cas, la médiocrité du personnage a joué un grand rôle dans le délitement du mouvement. Rassemblant des hommes issus des courants les plus divers – anciens communards, républicains jacobins, bonapartistes, orléanistes –, il se présente comme un mouvement situé au-delà de l’opposition entre la gauche et la droite, ce qui, comme chacun sait, le situe plutôt à droite et même très à droite, puisque cette prétention sera plus tard rémanente dans les mouvements de type fasciste.

 

Cela n’empêche toutefois pas que, au départ, le boulangisme a joué le jeu d’une gauche « révisionniste » qui voulait réviser la Constitution de la 3ieme République dans un sens plus égalitaire, même si la droite a également cherché à l’instrumentaliser et si « sa descendance s’orientera plutôt dans un sens conservateur ».

 

Extrême droite ou extrême gauche ?

 

Dans l’histoire ultérieure du populisme, celui-ci semble pencher plutôt du côté de l’extrême droite. Il a cependant quelques soutiens et quelques incarnations de gauche, notamment en Amérique latine.
Le dictateur argentin Juan Perón (1895-1974) est sans doute la figure la plus exemplaire de ces ambiguïtés. À l’origine, cet officier d’extrême droite, admirateur de Mussolini et d'Hitler, participe en juin 1943 à un coup d’État favorable aux puissances de l’Axe. Après avoir été arrêté en 1945, il arrive au pouvoir en 1946 et gouverne de manière totalement arbitraire avec un parfait mépris des formes légales et constitutionnelles.

 

Sa politique économique et sa politique étrangère lui valent néanmoins des sympathies dans une partie de la gauche et même de l’extrême gauche. Il nationalise la Banque centrale et les grandes sociétés anglo-saxonnes, il établit la retraite à 60 ans, développe un généreux système d’assurance-maladie. Tout en s’appuyant sur un système semi-corporatiste qui permet de limiter les grèves, il augmente les salaires réels des ouvriers de 40 % en deux ans.

 

Toutes ces mesures sont prises au nom d’une doctrine « justicialiste » qui se présente comme une « troisième voie » entre capitalisme et communisme. La diplomatie de Perón est à l’unisson de sa politique intérieure. Elle prétend dépasser l’opposition entre l’Ouest et l’Est, mais elle se fonde sur une interprétation du « non-alignement » essentiellement dirigée contre les États Unis. L’expérience s’est rapidement terminée par une catastrophe économique dont l’Argentine ne s’est jamais remise et qui a fait tomber dans le tiers-monde un pays dont le niveau de développement d’avant-guerre était comparable à celui de la France. Cette issue n’a pas empêché que, pendant longtemps, le péronisme a joui d’une forme d’indulgence dans certains courants de la gauche tiers-mondiste.
Des années 1930 à nos jours, tous les leaders « populistes », du gouverneur de Louisiane Huey Long au président vénézuélien Hugo Chávez, ont eu un discours « social », qui ne se démentait pas lorsqu’ils parvenaient au pouvoir. Ils se sont en général réclamés d’une idéologie modernisatrice qui les conduisait souvent à se heurter aux forces religieuses traditionnelles, comme ce fut le cas de Nasser en Égypte.

 

Certains d’entre eux étaient clairement « à droite », d’autres, comme Chávez, passent encore pour « de gauche ». Mais, comme nous l’avons vu, le « populisme » tend généralement à devenir une appellation commode pour désigner certains courants de droite non libéraux. Cet usage de la catégorie « populisme » répond à un problème nouveau. Il a commencé avec le développement en Europe occidentale de mouvements xénophobes, autoritaires, hostiles à l’évolution permissive des mœurs et/ ou à l’immigration et au multiculturalisme, mais disposant d’une clientèle plus large que la vieille extrême droite fascisante et jouant le jeu des institutions. Le trait d’union de ces mouvements n’est ni le nationalisme, ni le « racisme » biologique, ni le lien historique avec le fascisme, ni même la nostalgie du passé, mais une certaine mise en scène du peuple, assis à la fois sur un fondement politique (demos) et un fondement ethnique (ethnos) de la nation, dont la double nature serait méconnue par le système politique officiel.
Les mouvements populistes occidentaux prospèrent en exploitant les difficultés des démocraties, mais aussi en invoquant de manière unilatérale certains aspects de la politique démocratique qui seraient, selon eux, oubliés de nos jours. Cette évolution a connu un prolongement dans l’Est européen, où elle s’est traduite dans quelques pays par l’arrivée au pouvoir de partis qui, sans instaurer de dictatures, se présentent explicitement comme des adversaires de la démocratie libérale – ainsi de Viktor Orbán en Hongrie ou du parti Droit et Justice (Prawo iSprawiedliwość, PiS) en Pologne.

 

Les populistes actuels ne sont pas nécessairement anti-étatistes et encore moins collectivistes, mais ils invoquent la nécessité d’un « État fort », capable de prendre des décisions énergiques contre le formalisme des juridictions constitutionnelles. La plupart ne sont pas socialistes et ils peuvent même défendre à certains moments des politiques libérales.

 

Mal à l’aise dans le monde de la gouvernance et de l’orthodoxie monétaire, ils promettent le retour à une régulation efficace, grâce, par exemple, à la sortie de l’Union européenne. Ils s’appuient sur la tradition religieuse contre le libéralisme culturel lorsque celle-ci reste puissante comme en Pologne. Certains peuvent aussi invoquer la laïcité contre les progrès de l’islam, comme le fait aujourd’hui le Front national en France.

 

Tous les populismes ont en commun d’invoquer la substance du peuple contre le formalisme libéral, ce qui les conduit à postuler une homogénéité du peuple qui permet en fait d’en exclure ceux dont les intérêts ou la culture sont supposés en être trop éloignés. Le populisme « de droite » peut avoir des aspects « sociaux », comme l’illustrait déjà le cas des populismes latino-américains du xxe siècle, mais il privilégie aujourd’hui le peuple comme ethnos, c’est-à-dire comme groupe uni par une certaine identité culturelle qui serait menacée par la modernité démocratique. Il tend donc à exclure les étrangers « inassimilables » et la partie des élites qui est indifférente aux valeurs substantielles du peuple.
Inversement, le populisme « de gauche » continue de se référer prioritairement au peuple comme demos en insistant sur les divisions d’intérêts entre les classes. Son antiélitisme conserve donc des éléments majeurs de la rhétorique marxiste. Les deux formes de populisme sont donc en principe inconciliables et la logique du combat politique pousse logiquement le « populisme de gauche » à insister sur ce qui le distingue de son pendant de droite en ressuscitant pour cela la vieille rhétorique antifasciste. C’est la ligne qu’a suivie ces dernières années Jean-Luc Mélenchon, pour qui il était indispensable de dénoncer le « racisme » et la « xénophobie » du Front national pour essayer d’avoir le monopole du discours légitime contre la mondialisation et l’Union européenne.

 

Mais cette stratégie trouve sa limite dans le fait que, dans un contexte mondialisé, le fait d’avoir les mêmes ennemis rend plus difficile la mise en scène d’une opposition radicale. C’est sans doute la raison pour laquelle Jean-Luc Mélenchon, qui a non seulement les mêmes ennemis que Marine Le Pen – les États Unis et l’Union européenne –, mais aussi les mêmes alliés – la Russie de Poutine – et qui a pris acte après les élections régionales de 2015 de la montée irrésistible du vote ethnique, met à nouveau l’accent sur la dimension nationale de son combat et tient sur l’islamisme radical un langage différent de celui de l’extrême gauche trotskyste traditionnelle. Significativement, l’une des références favorites du Parti de gauche est le Venezuela d’Hugo Chávez et de son successeur Nicolás Maduro, ce qui nous ramène au problème classique des populismes d’Amérique du Sud. Contrairement à Perón, Chávez passait pour « de gauche », parce qu’il mettait en scène l’opposition de son gouvernement aux intérêts des possédants. Son régime (1999-2013) n’a toutefois empêché ni la ruine du pays ni la corruption. Quant à sa diplomatie qui cultivait une proximité avec le Cuba de Castro, la Russie de Poutine et l’Iran d’Ahmadinejad, on peut se demander en quoi elle était de gauche.

 

Populisme, représentation et démocratie.

 

Tout au long de son histoire, le populisme moderne s’est toujours présenté comme une alternative à la démocratie libérale, en prétendant qu’il pourrait mieux que celle-ci incarner la volonté et les intérêts du « peuple » soit en proposant un régime foncièrement différent, comme dans l’Argentine de Perón ou le Brésil de Getúlio Vargas, soit en introduisant des correctifs plébiscitaires ou démocratiques dans les constitutions libérales, comme le voulaient le boulangisme et le People’s Party. Pendant une période assez longue, les régimes populistes ont fini par apparaître comme de simples variantes de cette catégorie un peu floue qu’on désignait sous le nom d’« autoritarisme ». Ils semblaient alors n’avoir aucun avenir dans les nations « développées » de l’Ouest, ralliées à la démocratie libérale après l’effondrement des fascismes et des autoritarismes qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. La chute du communisme a paru confirmer cette thèse, en faisant de la « transition démocratique » le destin naturel de l’Union soviétique et des démocraties populaires.

 

La nouveauté imprévue de ces dernières années est que le « populisme » est de retour en Russie, en Turquie, en Europe occidentale, où il inspire des partis qui progressent régulièrement lors des élections, en Europe orientale, où il est au pouvoir en Hongrie et en Pologne, et désormais aux États-Unis où, contre toute attente, Donald Trump a remporté l’élection présidentielle. Pendant longtemps, l’interprétation dominante tendait à voir dans les mouvements populistes européens une simple résurgence de l’extrême droite « fasciste ». Désormais, cette thèse a fait long feu, car elle ne rend pas compte de la manière dont ces mouvements progressent. En outre, il est aisé de voir que, si défectueux soient-ils du point de vue libéral, les régimes populistes actuels – Russie, Turquie, Venezuela, Hongrie, Pologne – ne sont pas à proprement parler des dictatures : l’État est partial et s’efforce de contourner les élections pour maintenir en place le parti au pouvoir, il essaye d’exclure une partie des citoyens du jeu politique, il pervertit le droit constitutionnel en limitant les droits fondamentaux et en constitutionnalisant les options partisanes des populistes, il contrôle les médias publics ; mais l’opposition reste légale et une presse libre existe. Le populisme contemporain ne détruit pas complètement la démocratie. Il refuse néanmoins le pluralisme démocratique au nom de sa prétention à incarner un peuple homogène ; il promeut donc une « démocratie défectueuse », qui se construit sur l’affaiblissement de l’État de droit et des contre-pouvoirs. Mais sa prospérité actuelle est elle-même le miroir inversé des démocraties contemporaines : il exprime à sa manière les limites du formalisme libéral, les difficultés de l’intégration sociale et les difficultés d’une « gouvernance » qui représente mal et qui donne le sentiment de ne plus gouverner. Le populisme est donc une pathologie compréhensible sinon « normale » de la démocratie d’opinion, dont il accompagne comme son ombre le développement.

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